Économie, Politique et Philosophie (EPP)
1 – Introduction
Cet article fait suite à la dernière EPP intitulée « Les entraves aux petites entreprises et les avantages des politiciens en Haïti » qui a présenté le temps nécessaire à la légalisation d’une entreprise en Haïti. Rappelons qu’il en faut environ 5 mois en Haïti contre 6 jours au Chili, 14 au Panama, 17 en République dominicaine et 20 en moyenne à l’échelle mondiale. Dans la même perspective, cette deuxième partie met en évidence comment les dépenses nécessaires à l’ouverture d’une PME constituent un véritable blocage à l’émergence de notre économie, quand on sait que le secteur des affaires constitue le socle de toute économie de marché.
Ce travail a amené à deux conclusions intéressantes. La première est que le PHTK qui s’est réclamé d’être le promoteur des affaires a produit les deux gouvernements ayant le plus faiblement contribué à l’établissement d’un climat propice aux affaires en Haïti. La deuxième est que les gouvernements provisoires – Boniface Alexandre et Jocelerme Privert – se sont révélés les plus performants.
2 – Coûts de l’ouverture d’une entreprise : Haïti et Amérique latine
Les coûts de réglementation pour l’entrée d’une entreprise sur le marché identifiés dans le Doing Business sont les frais de procédure et de formulaires, les frais de notaire, les dépenses liées aux photocopies, aux timbres fiscaux, etc. Ils n’incluent pas les pots-de-vin payés quelquefois pour l’enregistrement. Au regard de ces coûts, on peut affirmer que l’expression “time is money” trouve de très rares pays qui lui conviennent mieux qu’Haïti, car la lourdeur de l’administration publique en Haïti fait perdre beaucoup de temps et s’est traduite par une augmentation considérable des frais pour le fonctionnement légal d’une entreprise. Comme on peut l’observer dans le graphique 1, en 2019, ces dépenses sont estimées à 200% du PIB per capita en Haïti, alors qu’elles sont évaluées à 64%, 14% et 6% au Nicaragua, en République dominicaine et au Chili, respectivement. En termes relatifs, l’ouverture d’une entreprise en Haïti nécessite deux fois plus de ressources qu’au Nicaragua, 13 fois plus qu’en République dominicaine et 32 fois plus qu’au Chili.
La différence observée entre Haïti et les pays latino-américains semble confirmer les résultats obtenus dans l’étude de Djankov et de ses collègues (2002), laquelle constitue la base théorique du Doing business. Ce travail a révélé que les coûts de la mise en place d’une entreprise dans les pays industrialisés sont relativement plus bas que ceux des économies émergentes et des pays à faibles revenus. Par exemple, en 2003, les dépenses pour ouvrir une entreprise dans un pays développé sont en moyenne 10% du PIB per capita, tandis qu’elles atteignent 108% dans les pays sous-développés. Mes calculs ont démontré que ce grand écart entre ces groupes d’économie s’est maintenu au cours de ces deux décennies. En effet, dans les pays à faibles revenus, les coûts sont en moyenne 63% du PIB per capita, 19% dans les pays de revenus moyens et 5% dans les économies de revenus élevés.
Que peuvent révéler ces chiffres? Le travail de Djankov et al. (2002) mené sur 85 pays a conclu qu’une régulation plus stricte (c’est-à-dire ayant plus de procédures) ne favorise pas la concurrence ; elle n’influe pas sur la production de biens ou de services de meilleure qualité ni non plus sur la réduction de la pollution, comme le veut l’orthodoxie de l’économie publique, mais plutôt qu’elle augmente la corruption et l’économie informelle. Ceci dit, les barrières à l’entrée en Haïti produiraient les effets contraires à l’intention pour laquelle elles sont érigées.
S’il est certain que l’État doit intervenir dans certains domaines en vue corriger les défaillances du marché, dans le contexte haïtien, vu que les failles de l’État semblent être néfastes que ceux du marché, on est porté à croire que la régulation à l’entrée dans un secteur économique, loin de bénéficier aux consommateurs, fait la part belle, d’un côté, aux politiciens et aux bureaucrates et, de l’autre, à certains industriels qui, en connivence avec l’État, empêchent l’entrée sur le marché de potentiels concurrents. Ainsi, les barrières à l’entrée en Haïti constituent des instruments d’extorsion aux mains des pouvoirs. Combien de gens se sont vus imposer de grands obstacles comme de très longs retards dans le processus de création d’une entreprise, tout simplement parce qu’ils ne veulent ou ne peuvent pas payer les pots-de-vin exorbitants exigés par les agents de l’administration publique? Je rappelle que ces paiements non-officiels ne figurent pas dans les coûts présentés plus haut pour implanter une entreprise. Je rappelle au passage qu’Haïti, depuis l’apparition des indicateurs de Transparency International et ceux de la Banque mondiale sur la corruption, a toujours figuré parmi les 10 pays les plus corrompus de la planète (voir EPP « Corruption et administration publique en Haïti : causes et solutions » du 27 novembre 2018).
3 – Performance: Alexandre, Préval, Martelly et Moïse
Une grande révélation de cette analyse est que le PHTK, qui se voulait un gouvernement ouvert à l’investissement et à la création d’emploi, est celui qui a le plus faiblement contribué à la réduction des coûts relatifs à l’ouverture d’une entreprise en Haïti. Sous l’administration de Martelly (2011-2015), ces frais ont subi une augmentation de 67 dollars en passant de 1748 dollars en 2011 à 1813 dollars en 2015. À noter que les effets du séisme de 2010 ont été contrôlés, sinon l’augmentation aurait été de 448 dollars (au lieu de 67). Jovenel Moïse, pour sa part, les a réduits de 140 dollars. Ainsi donc, la réduction pour les deux gouvernements du PHTK de 2011 à 2019 est de 73 dollars. Suivant mes projections, l’apport du PTHK dans la diminution de ces dépenses ne dépassera pas 75 dollars au terme du mandat du président Jovenel Moïse en 2022, soit donc une réduction de 7.5 dollars par an.
À la différence des deux administrations du PHTK, le président Préval, au cours de son deuxième mandat (2006-2011), a considérablement réduit les dépenses nécessaires à l’ouverture d’une entreprise en Haïti, lesquelles sont passées de 2160 à 1746 dollars pour une réduction de 20% correspondant à 415 dollars ou 80 dollars par an.
Les gouvernements de transition ont été de loin les plus performants. Boniface Alexandre a remporté la palme, car il a baissé ces coûts de plus d’un quart en deux ans avec une réduction annuelle de 364 dollars. Il a été suivi par Privert qui les a diminués de 100 dollars par an, contre 82 dollars pour l’administration de Préval, 70 pour celle de Jovenel mais qui, suivant mes estimations, terminera en 28 dollars en 2022. À la différence d’Alexandre, Préval et Moïse sous la présidence desquels ces frais ont été réduits, sous Martelly, ils ont été augmentés à raison de 13 dollars par an (voir graphique 2).
Au regard des théories, cette très faible performance du PHTK résulterait, pour une large part, de ce que le pouvoir législatif, loin d’exercer son rôle de contrôle sur l’exécutif, a été sous l’emprise de ce dernier. Elle est due aussi à la faible capacité de vigie de la société civile et à sa faible participation dans la formation politique de la population en vue de l’orienter à choisir de meilleurs de candidats. En effet, cette dernière mesure découragerait considérablement les gouvernants à s’embourber dans des actes de corruption, de peur de ne pas être réélu et surtout de se faire écrouer.
Par ailleurs, si le PTHK semble être plus corrompu que les gouvernements antérieurs, cela ne serait pas dû à une caractéristique intrinsèque du parti sinon à une dégénérescence accrue et soutenue de l’administration publique en Haïti. De plus, le Doing Business, encore moins la « facilité d’ouvrir une entreprise » qui est l’un de ses 11 indicateurs, ne peut à lui seul diagnostiquer les différentes composantes de la performance économique d’une administration. Rappelons que le Doing Business ne fait pas une évaluation exhaustive de l’environnement compétitif d’une économie. Des aspects fondamentaux lui échappent. Par exemple, il ne tient pas compte des conditions macroéconomiques, du niveau de l’emploi et de la corruption. Il ne considère pas non plus les forces et les faiblesses du système financier du pays. Nonobstant, au-delà d’une rigueur scientifique qui exige des données ou des études avant d’arriver à une conclusion, la dévaluation en chute libre de la gourde, la dégradation du climat de sécurité, l’augmentation des pressions contre le gouvernement depuis plus d’un an et la priorisation des dépenses courantes au dépens des investissements publics (voir EPP « Avec seulement 15% en investissements, les dépenses de l’État haïtien sont improductives et, donc, n’encouragent pas le développement » du 6 août 2018) sont des indicateurs suggérant que le PHTK n’a pas donné de résultats mais exacerbé la misère du peuple.
4 – Conclusion
Les PME constituent la colonne vertébrale de toute économie de marché en ce qu’elles sont le secteur à créer le plus d’emploi et de richesse. Il leur faut donc un cadre régulateur approprié réduisant à un strict minimum les distorsions. Depuis 2003, l’indicateur Doing Business de la Banque mondiale évalue le niveau de facilité offert par chaque pays pour créer des entreprises, spécialement des PME. J’ai analysé cet indicateur dans le cas d’Haïti à la lumière de la théorie de l’intérêt public soutenant que la régulation corrige les défaillances du marché et celle du choix public argüant que les procédures sont souvent des armes d’extorsion entre les mains des politiciens.
Dans le cas d’Haïti, il semble que le cadre régulatoire n’est en fait qu’un instrument d’extorsion au profit des politiciens et de quelques industriels. En effet, la légalisation d’une PME en Haïti exige beaucoup plus de procédures qu’au Chili, au Nicaragua et en République dominicaine, alors que nos produits ne sont pas de meilleure qualité et sont moins compétitifs. Néanmoins, nous les dépassons tous en corruption, suivant les données de Transparency International et de la Banque mondiale.
La grande révélation de cette étude est que le PHTK, qui se réclame d’être le promoteur des affaires, a eu les gouvernements les moins performants en termes de réduction du coût de la création d’une entreprise en Haïti. Un autre résultat tout aussi intéressant est que les gouvernements provisoires de Boniface Alexandre et de Jocelerme Privert ont été les plus performants.
En définitive, Haïti peut apprendre les leçons non seulement de l’Amérique latine, spécialement les pays que j’ai présentés, mais aussi celles de l’Afrique sub-saharienne qui a été la région la plus performante au cours de ces 7 dernières années, avec des coûts de 40% en termes de PIB per capita contre 200% en Haïti. Pour cela, il nous faut des gouvernements compétents et armés d’une grande volonté politique.